Les premières pages de “Judy, Lola, Sofia et moi” de Robin D’Angelo

Je l’appelle le cir­cuit de la bran­lette. Cer­tains soirs, au fond de mon lit, j’entame une balade por­no­gra­phique. D’abord Porn­Hub et sa home­page jaune et noir où je sélec­tionne les der­nières vidéos sus­cep­tibles de m’intéresser. Puis Xvi­deos et son cata­logue gar­gan­tuesque de films pira­tés aux quatre coins de la planète.

La lumière blanche de l’écran m’éclaire dans la pénombre, une main sous la couette et l’autre sur le pavé tac­tile. Rapi­de­ment, le flux géné­ra­liste des pages d’accueil m’ennuie. Trop plan-plan. Je file dans l’onglet « caté­go­ries » et affine mes recherches. Je sais ce qui m’excite. Des gorges pro­fondes qui se finissent avec des actrices le visage dégou­li­nant d’eye-liner. Des gang-bangs qui laissent der­rière eux des anus béants.

Je ne pense pas être miso­gyne. Je suis pour la répar­ti­tion des tâches ména­gères, pour l’égalité sala­riale entre hommes et femmes. Je peste dès qu’un mec siffle une fille en mini­jupe ou en moque une autre avec des poils sous les bras.

Cela dit, je jouis devant des vidéos où des hommes sur­jouent leur domi­na­tion sur des femmes.

D’après les comp­teurs de vues, des mil­lions de femmes et d’hommes font la même chose que moi. Je ne connais pour­tant pas grand monde qui avoue se bran­ler devant ce type de vidéos. Pas même mes amis les plus proches. Nous évi­tons tous le miroir ten­du par nos fan­tasmes. Moi le premier.

Pour­quoi ? Après tout, un fan­tasme reste du domaine de l’imaginaire et ne fait de mal à per­sonne. Peut-on juger une scène dont l’action se déroule dans nos synapses ? « Ce qui se passe dans nos têtes nous appar­tient », écrit la chro­ni­queuse Maïa Mazau­rette pour ras­su­rer ses lec­teurs et lec­trices au sujet du fan­tasme du viol.

Sauf que le por­no est un fan­tasme incar­né. Il se construit autour d’une matière sen­sible. « Le por­no se fait avec de la chair humaine, de la chair d’actrice, écrit l’écrivaine Vir­gi­nie Des­pentes dans KingKongThéo­rie. Et au final, il ne se pose qu’un seul pro­blème moral : l’agressivité avec laquelle on traite les hardeuses. »

En tant que jour­na­liste et consom­ma­teur de por­no, je me suis fixé un défi : pas­ser de l’autre côté de l’écran. De jan­vier 2017 à mars 2018, j’ai infil­tré le por­no made in France.

Com­ment se fabriquent les vidéos qui me font ban­der ? Pour­quoi des femmes consentent-elles à se faire éja­cu­ler sur la figure devant une camé­ra ? Qui sont ces gar­çons au pénis dur comme du bois dont on voit rare­ment les visages ? Dans quelles poches atter­rit l’argent géné­ré ? Qu’est-ce que cela peut m’apprendre sur ma propre sexua­li­té : l’officielle et l’officieuse ? Pour­quoi le mou­ve­ment #MeToo s’est-il, pour le moment, arrê­té aux portes de l’industrie pornographique ?

J’ai choi­si le por­no ama­teur, celui qui concentre la majo­ri­té de la pro­duc­tion. « Mau­vaise qua­li­té d’image, absence d’éclairage, faible varié­té des angles de vue », le genre ama­teur selon la défi­ni­tion de Fran­çois-Ronan Dubois, cher­cheur spé­cia­liste des porn stu­dies, est « avant tout le nom d’un style visuel, sou­vent mar­qué par un ima­gi­naire voyeu­riste et exhi­bi­tion­niste ». Autre spé­ci­fi­ci­té : des condi­tions de tour­nage low cost avec des bud­gets de quelques cen­taines d’euros et des actrices sou­vent sans notoriété.

Une entre­prise incarne cette récente mon­tée en puis­sance du por­no ama­teur : Jac­quie & Michel, une PME créée par un ensei­gnant en 1999. La petite boîte annonce aujourd’hui 15 mil­lions d’euros de chiffre d’affaires par an et concur­rence Dor­cel, le lea­der his­to­rique du secteur.

Le por­no craint la lumière. Pour par­ve­nir à mes fins, j’ai dû ruser. J’ai pro­mis – et même publié – des articles com­plai­sants dans Play­boy. J’ai fré­quen­té un pro­duc­teur endet­té au point de ne plus savoir s’il s’agissait d’une source ou d’un ami. J’ai joué béné­vo­le­ment un mari trom­pé dans un por­no. J’ai tenu la camé­ra sur cer­tains tour­nages et me suis impro­vi­sé agent pour un acteur débu­tant. J’ai enfi­lé une cagoule pour par­ti­ci­per à un tour­nage où ma pré­sence était interdite.

À force d’acharnement, j’ai pu suivre de l’intérieur l’éclosion de David ; les galères de Sofia pour mener à bien sa car­rière ; le retour contraint de Judy, en manque de thunes. J’ai sui­vi l’acteur Scott dans sa cité, où il fait figure de vedette. J’ai atten­du le client dans une chambre d’hôtel Ibis Styles avec Lola, la mara­tho­nienne du por­no, zoo­phile à ses heures, qui trouve les ani­maux moins vio­lents que les har­deurs. J’ai aus­si croi­sé les star­lettes Mia Foxx, Eri­ka Saint-Laurent et Pris­cil­la Gold.

Sofia, Judy et Lola. Ces trois actrices du por­no ama­teur ont joué à leur insu un rôle cen­tral dans ma quête. À elles trois, elles incarnent dif­fé­rentes facettes du sec­teur et une pano­plie de fan­tasmes. Ce sont les nou­velles Gor­gones, ces trois sœurs de la mytho­lo­gie grecque dont le regard pou­vait pétri­fier qui­conque le croi­sait. Les corps dénu­dés de Sofia, Judy et Lola collent nos yeux à nos écrans et nos mains à nos sexes. Elles m’ont lais­sé m’immiscer dans leur inti­mi­té, leur enfance, leurs tra­jec­toires sou­vent cabos­sées, leurs rêves.

Afin de racon­ter sans filtre les his­toires des actrices et des acteurs – pour­tant tous d’accord pour témoi­gner à visage décou­vert – leurs noms et pseu­do­nymes ont été modi­fiés, de même que cer­tains détails tem­po­rels, phy­siques et bio­gra­phiques. En revanche, les pro­duc­teurs et les réa­li­sa­teurs, eux aus­si d’accord pour être cités, conservent leur iden­ti­té. Leur mise à nu relève, selon moi, de l’intérêt public, tant cette indus­trie est opaque. Et ne res­pecte pas tou­jours la digni­té humaine.

À coups de stra­té­gies et de com­bines, les actrices avancent dans un maré­cage aux lois édic­tées et appli­quées par des hommes. Et jus­te­ment, j’en suis un. J’en ai donc joué un maxi­mum pour mettre en confiance ma confré­rie sexuelle. Et ain­si appro­cher les vrais boss du sec­teur : les pro­duc­teurs. Leur monde s’avère extrê­me­ment hié­rar­chi­sé. Sté­phane Prod et Kawa­to en bas de la pyra­mide. Juste au-des­sus, Oli­ver Sweet, Célian, Pas­cal OP, John B. Root, puis Mat. Au som­met, le mas­to­donte, leur employeur à tous, le nou­veau patron du por­no fran­çais, aus­si dis­cret qu’une ombre : Michel, de Jac­quie & Michel.

Dans ce monde paral­lèle, j’ai décou­vert que le droit du tra­vail ne s’applique pas comme ailleurs. Un exemple par­mi d’autres : il est fré­quent qu’une actrice ne dis­pose pas d’un exem­plaire du contrat qu’elle a signé. De même, le consen­te­ment s’achète ou se bafoue régulièrement.

Le sec­teur est un tabou de notre socié­té. Intel­lec­tuels et poli­tiques ont ten­dance à ne l’aborder que par le biais de la cen­sure. « La por­no­gra­phie a fran­chi la porte des éta­blis­se­ments sco­laires. Nous ne pou­vons igno­rer ce genre qui fait de la femme un objet d’humiliation », twee­tait le pré­sident Macron le 25 novembre 2017, à l’occasion de la jour­née inter­na­tio­nale de lutte contre les vio­lences faites aux femmes. En 1975 déjà, le gou­ver­ne­ment ins­tau­rait le « clas­se­ment X », cen­sé évi­ter aux mineurs tout contact avec le ciné­ma por­no­gra­phique. En fait, l’État ne s’intéresse au por­no que pour le cacher et le stigmatiser.

Bien sûr, la cen­sure ne s’applique jamais. Mais son ombre laisse libre cours à la loi du plus fort. Et depuis l’explosion des tubes (You­Porn, xHam­ster, Xvi­deo…), ces pla­te­formes en ligne pro­po­sant gra­tui­te­ment des mil­lions de vidéos pira­tées, les condi­tions de tra­vail des har­deuses se sont dégradées.

Les actrices sont le fuel du por­no hété­ro­sexuel ; elles sont éga­le­ment exé­cu­tantes de fan­tasmes mis en scène par des hommes, pour des hommes. Un même scé­na­rio tourne en boucle, comme une mau­vaise pièce de théâtre se répé­tant à l’infini. Une femme et deux mecs. Une femme et trois mecs. Une femme et quatre mecs. Ça s’arrête à une femme et cin­quante mecs. Ce der­nier scé­na­rio s’appelle « buk­kake », une douche de sperme fai­sant écho à un plat japo­nais dans lequel on verse de l’eau bouillante sur des nouilles.

Vous ne connais­siez que la face visible qui ali­mente nos écrans, nos fan­tasmes et nos bran­lettes ? En voi­ci une autre.

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